Intervention de Jean Barjavel
à l'issue du café littéraire animé par P.Creveuil

Jean Barjavel à la table des intervenants
Pierre Creveuil et Jean Barjavel
 
Écouter l'intervention "live" de Jean Barjavel

À l'invitation des intervenants, exprimée par Jean-François Lemaistre, Jean Barjavel qui, présent dans le public, a assisté à l'exposé, se rend à la table des orateurs à laquelle il prend place. Il "rebondit" sur la discussion précédente, au cours de laquelle Ugo Bellagamba a présenté sa nouvelle "Le Tigre de la Lune", hommage à René Barjavel mettant facétieusement l'auteur en vedette en la personne d'un extraterrestre ou d'un voyageur venu du futur...

Je voudrais simplement ajouter une chosenbsp;: d'abord, rassurez-vous, René Barjavel, ce n'était pas un extraterrestre... [rires]
C'était un homme, de chair, de sang, et j'ai eu effectivement le privilège d'être élevé par lui, donc de vivre avec lui pendant près de trente ans. C'était un - comment dirais-je ? - un réservoir inépuisable d'intelligence et de générosité. Et je pense qu'aujourd'hui on appellerait ça "un surdoué".
Il a appris à lire tout seul à la boulangerie à Nyons, rue Gambetta et, si c'était un amoureux de la vie - mais un amoureux au sens "noble" - à mon avis, ce qui a fait de lui un auteur de science-fiction, c'est qu'il a trouvé dans ce « genre » - entre guillemets, je m'excuse, il faut bien employer des mots pour... - une dimension qui s'appelle La Liberté, parce que c'était un homme épris d'une, de Liberté, d'une façon farouche. Il était d'une indépendance à tous crins, il n'appartenait à aucun parti, il avait refusé toutes les décorations, tous les honneurs, etc., c'était un homme.. j'allais dire : "de Tarendol", c'est à dire un homme libre, et je pense que la science-fiction, ça lui a permis de faire tomber des barrières, et quand effectivement sa logique, et quand il disait "c'est un inventaire d'éventualités", il n'avait aucun scrupule à les énoncer, toutes, les plus invraisemblables entre guillemets, parce qu'il avait à dire, voilà, c'est tout.

Et la science-fiction... pourquoi "science" ? parce que c'est quand même... là j'ai à côté de moi des ingénieurs, des gens qui travaillent dans l'électronique, etc, bon, on sait bien que c'est quand même la science, la technique, la science de la technique, qui évoluent le plus rapidement possible.
Bon, on parlait tout à l'heure de l'honnêteté du métier qui veut qu'on se documente, que l'on ait des contacts, etc. Il avait non seulement une documentation très riche, mais il avait des relations parmi les physiciens très éminents en France.
Moi j'ai, comment dirai-je, une fois que j'ai été "adulte émancipé", bon, j'ai vécu à mille kilomètres de lui, donc nos rapports étaient beaucoup moins fréquents, donc on parlait moins, on communiquait moins, mais j'ai alors trouvé des correspondances... Lui avait un bagage scientifique relativement limité, mais il avait néanmoins des... il échangeait des courriers avec des physiciens "de haut vol", moi je lisais ça, pfff..., pour moi c'était du charabia, je ne comprenais rien... Donc... mais lui était au courant de toutes ces techniques, de toutes ces hypothèses, de toutes ces prospectives scientifiques et puis là, derrière, il y avait son esprit, je ne sais pas, effectivement c'est l'air de.. Tarendol qui devait lui donner cette qualité, cet élan, cette capacité, et puis... à réjouir ses prochains aussi, il aidait les gens en cela aussi : s'il y avait deux hypothèses, une pessimiste et une optimiste, eh bien lui, il allait toujours du côté du soleil, du côté des fleurs, du côté des belles choses, etc., au lieu de se complaire dans les choses médiocres...

Voilà, c'était... même dans les épreuves - et Dieu sait qu'il en a eu - il avait toujours, toujours, toujours cette espèce de ressort qui faisait qu'il repartait et qu'il avait toujours de la force : même je l'ai vu, dans des moments, pratiquement épuisé par des problèmes graves, il savait mettre un terme à sa journée en disant "bon, ça y est, aujourd'hui c'est fini."
À la fin de ses jours, il écrivait avec des feutres, mais des feutres avec des mines grosses comme ça (geste montrant la main avec les doigts écartés...) : il disait "C'est bien, parce que j'écris gros, j'ai l'impression que j'en fais beaucoup" [rires]

Mais plus c'était difficile et plus il avait de l'humour pour envisager la suite, voilà...
Et quand il a senti effectivement qu'il avait atteint ses limites, qu'il ne pouvait plus rien apporter à personne, et que que les échanges avec ses prochains étaient terminés, eh bien il l'a écrit et puis.. et puis... il est mort.

Moi, le dernier rendez-vous de son carnet, c'était moi qui lui avait demandé : j'avais été contacté par une institutrice de Cannes, en me disant "J'ai une petite qui étudie La Nuit des temps, (dans une petite classe), est-ce qu'on pourrait recevoir votre père ?"
Or mon père sur la fin de sa vie, les dernières années de sa vie, ne consacrait plus ses visites que dans les écoles et dans les collèges. Il disait "Les adultes, il n'y plus rien à en tirer [rires], il faut se tourner vers les enfants et vers la jeunesse."
Voilà... donc il avait accepté ce rendez-vous, mais son carnet de rendez-vous qui était d'habitude renseigné pratiquement dix-huit mois à l'avance, tout était plein, je veux dire, il avait arrêté son.. il avait un roman en chantier, il avait pratiquement terminé son roman, qu'il n'a pas eu le temps de finir d'ailleurs, et ce rendez-vous ultime, il était trois mois après la date de son décès... je veux dire qu'il avait tout prévu, pratiquement, y compris son départ qui a eu lieu... comment dirai-je, une dernière fois, il était dans une réunion au collège Stanislas, à Paris, chaque année il allait à la fête de l'établissement qui devait lui rappeler un peu le collège de Cusset où il a vécu des années très heureuses auprès du principal du collège qui l'avait extrait de Nyons, qui avait dit "je l'emmène, il va me suivre et je vais le faire travailler".
Donc, chaque année, il assistait à la fête de ce collège, et puis il avait passé la journée avec tous ces étudiants, etc, il les suivait depuis plusieurs années, chaque année il allait les voir, ils changeaient de classe, il les voyait changer de philosophie, petit à petit, il les voyait devenir des hommes, des femmes, etc., et puis, il avait donc passé une belle journée avec tous ces étudiants, et en sortant du collège, il est mort, il s'est effondré.

Il a eu une belle mort... et il a eu une belle vie... Voilà...

Merci à lui, et merci à vous.